Partout au Portugal, les murs sont ornés de petits carreaux bleus et blancs qui resplendissent. Pas plus grands qu’une main, ils figurent des scènes, des fleurs et des motifs. Dans le pays natal d'Alexandre Farto alias Vhils, des murs entiers, des intérieurs de maisons, des églises et des monuments publics sont recouverts de carreaux de toutes sortes et de toutes les couleurs. Ils racontent des histoires anciennes, embellissent le paysage urbain et exaltent les figures religieuses. Aussi petits soient-ils, ils sont résistants et ont été témoins d'innombrables transformations urbaines, traversant plus de 500 ans d'histoire portugaise. Tels une peau enveloppant les villes portugaises, ils constituent l'un de leurs traits les plus remarquables.
La pratique artistique de Vhils consiste essentiellement à s'approprier ce type de surface. Si la ville est une matière organique, vivante et complexe en constante mutation, le paysage urbain en constitue la peau. Y coexistent l'ancien et le nouveau, le passé et le présent, la tradition et la révolte. Au Portugal, des peintures murales vieilles de plusieurs siècles côtoient des murs carrelés colorés réalisés par des artisans contemporains, et partagent la même temporalité et le même espace que des formes d’expressions urbaines comme les graffitis, les tags et les panneaux d'affichage. Malgré ces ambivalences - ou plutôt à cause d'elles - les villes sont dynamiques et regorgent de nuances de toutes les couleurs.
L'exposition "Spectra" à la galerie Magda Danysz présente pour la première fois des œuvres de Vhils réalisées à partir de carreaux de céramique. Comme il le fait habituellement, Vhils fouille l'histoire locale des villes, mettant en lumière leur passé. Dans son pays natal, les carreaux de céramique sont des symboles du patrimoine, de la culture et de la mémoire. Avec ce nouveau corpus d'œuvres, Vhils ne se contente pas d'intégrer cette tradition ancienne à sa pratique, mais il la réinterprète, la redéfinit et lui redonne sens en la confrontant à son identité culturelle - et aux défis urbains auxquels nous avons tous à faire face au 21e siècle.
La première utilisation de la technique de cuisson de l'argile à haute température remonte à l’Égypte vers 4000 av. J.-C. L'objectif premier était de protéger les murs intérieurs des maisons de l'humidité et du froid, mais les céramiques ont rapidement commencé à être utilisées pour décorer des monuments et des bâtiments. Au Portugal, l'histoire de ces briques lumineuses et géométriques est liée à son passé arabe, puisqu'une grande partie du pays a vécu sous domination musulmane pendant plus de 500 ans, à partir de 711, lorsque les Maures ont envahi la péninsule ibérique. Le terme « azulejos », qui désigne ces carreaux de faïence traditionnels, vient de l'arabe « azzeli », qui signifie "petite pierre polie". L'azulejos est devenu à la mode dans les constructions portugaises, en particulier au XVe siècle, lorsque les rois catholiques s’en sont emparés pour en faire un symbole de statut et de richesse. C'était un moyen puissant et efficace de raconter visuellement des histoires et de défendre des valeurs morales à une époque où les livres étaient un privilège et où seule une petite partie de la population pouvait lire.
Au regard de l'histoire mondiale, ces fins carreaux aux motifs novateurs étaient intrinsèquement liés au commerce, à la mondialisation et au colonialisme. Au XVIIe siècle, l'expansion maritime du Portugal a permis la rencontre avec la porcelaine chinoise, la céramique la plus avancée au monde. Son élégance a fasciné les Européens, qui ont commencé à produire des carreaux dans les mêmes tons bleus et blancs. À cette époque, les colonisateurs portugais ont également emporté des azulejos dans des pays comme le Brésil. Dans des villes comme Salvador, à Bahia, on peut encore percevoir la façon dont les fresques murales en damier ont été utilisées comme un outil de plus pour imposer une culture eurocentrée sur les terres indigènes. Une même forme d'expression, autant de peaux, autant de couches à creuser.
La circulation mondiale des biens, des personnes, des marchandises et de l'économie à l'époque a été le point de départ de la mondialisation moderne qui s'est développée au fil des siècles jusqu'à l'intégration internationale et technologique que nous connaissons aujourd'hui. Avec ce nouveau corpus d'œuvres, Vhils crée des liens entre la diffusion mondiale de la culture et l'interconnexion entre les peuples à l'époque moderne et aujourd'hui.
Chaque œuvre de cette exposition met en lumière des anonymes, véritable marque de fabrique de l'œuvre de Vhils. A l’aide de la céramique et du feu, l'artiste grave leurs visages, leurs yeux et leurs expressions, permettant à ces individus qui vivent dans les marges de la ville d'en être les protagonistes. Il s’agit de héros des temps modernes qui, très souvent, n'ont pas l'occasion de raconter leur histoire. Ceux qui méritent que des monuments leur soient érigés sont ceux dont la plupart d'entre nous ne connaît pas le visage. Pour reprendre l'analogie ville/corps, les individus sont chacun comme des cellules qui forment un organisme complexe. Ensemble, en tant que communauté, ils créent l'ADN qui les façonne.
Cette série d’œuvres est de la même veine que celle pour laquelle Vhils a bénéficié d’une commande dans le cadre de l’ambitieux projet du Grand Paris Express. Pour cette œuvre d’art publique destinée à la future gare Aéroport d’Orly, l'artiste a créé une grande fresque murale composée de carreaux de céramique blancs et bleus qui forgera l’identité de cette station. Dans les deux cas, c’est la même technique à la fois ardue et délicate du haut et du bas-relief qui est à l’œuvre. Un léger faux-pas, et les pièces peuvent être facilement réduites à néant. Mais réalisées avec tact et savoir-faire, elles pourront se maintenir encore 500 ans à même la peau des villes.
Julia Flamingo