"La série Shanghai est le second volet d’un triptyque initié avec Berlin, à la suite de mes voyages et de mon travail dans différentes villes à travers le monde. En tant qu'artiste photographe, cette trilogie est la première et seule fois où je n'ai pas recréé mon univers en studio. En lieu et place j’ai utilisé des endroits dans des villes qui m'intriguent. J'essaie de créer des associations cinématographiques, des fantasmes et des émotions qui incarnent ces endroits spéciaux, que ce soit dans les bâtiments, les maisons privées ou les espaces publics.
Pour le premier chapitre de la trilogie j'ai voyagé à Berlin. Depuis le début du siècle, nous, Européens, avons assisté, peut-être même sans le savoir, à la naissance de la première capitale de notre continent. La dynamique de cette ville renaissante m'a toujours bouleversée, et pour cette première série j'ai tiré de l'histoire riche mais sombre de Berlin, mettant en scène l'œuvre de l'entre-deux-guerres du XXe siècle, l'espoir fanant de l’entre deux guerre et les nuages noirs qui apparurent alors en l'Allemagne. La série Berlin témoigne du changement de pouvoir chez les jeunes du monde occidental - comment, au cours d'un siècle, les enfants sont devenus plus dominants non seulement à la maison, mais aussi en tant que consommateurs d'un nombre croissant de produits commerciaux.
Shanghai, à sa manière, me rappelle une forme d’adolescence, pleine de confiance et d'énergie, convaincue de sa propre puissance, et faisant tout ce qu'il faut pour atteindre son potentiel. Ce pouvoir est affirmé par l'horizon colossal et les banlieues qui poussent, grandissent et changent presque tous les mois. Il peut être effrayant de voir à quelle vitesse la puberté a transformé cette ville en un jeune adulte morbide, obèse ; son cœur battant de plus en plus vite dans une atmosphère étouffante de réaménagement impitoyable. Pour moi, Shanghai incarne le pouvoir explosif de l'expansionnisme dans lequel le continent asiatique s’est engouffré tête baissée ces dernières décennies, avec 24 millions d'habitants dans cette ville portuaire chinoise, travaillant, achetant et bougeant continuellement, entourés de publicités aux couleurs vives, d'images animées et électroniques, de sons, etc.
Cette méga-ville est, à une échelle macro, tellement agitée ; mais au niveau micro c'est le contraire - l'énormité est perdue quand on rejoint les innombrables microcosmes dont Shanghai est si riche. A travers cette série, je veux unir ces extrêmes apparemment incompatibles. Il y a, par exemple, la sérénité de l'ancienne concession française avec ses avenues bordées d'arbres, des spectacles de danse et de personne faisant leur gymnastique sur les places publiques, et une agitation folle dans les ruelles de quartiers en décomposition et surpeuplés, où les locaux attendent souvent leur réinstallation forcée avant la démolition finale.
En tant que ville internationale, Shanghai est également considérée par beaucoup comme une oasis de liberté relative et d'émancipation dans un pays avec un système de parti unique. En conséquence, la position de nombreuses jeunes femmes ici est également exceptionnelle - elles sont considérées comme très indépendantes et autoritaires, avec des positions sociales élevées impossibles à obtenir dans les zones plus traditionnelles et conservatrices. J'ai travaillé et appris avec certaines d'entre elles, à travers nos nombreuses conversations. Elles m'ont fait comprendre que la distance entre elles et la plupart des hommes reste grande, et c'est dans ce gouffre que se cachent souvent la solitude et l'aliénation. La distance et le chagrin silencieux deviennent donc un thème de la série, exprimé notamment dans six courtes séquences vidéo.
A côté de ces impressions et de nombreuses rencontres personnelles lors de différents voyages à Shanghai, je suis tombé sur l'idée de rechercher des lieux avec une histoire. Cela n'a pas toujours été facile. Shanghai est en train d'être reconstruit, renouvelé et rafraîchi à un rythme rapide - je devais y arriver avant que le marteau ne tombe ou qu'une restauration malavisée ne détruise tout. Dans de nombreux endroits, il y avait une sensibilité anonyme qui entravait ma progression, et bien sûr le veto indiscutable du gouvernement invisible. Pendant et après cette quête, nourrie par tant d'interviews et d'observations, je suis tombé sur l'idée que mon travail devrait aussi porter sur le changement, le départ et l'adieu. Dans une société où l'affichage de trop de sentiments est jugé inapproprié, je voulais me concentrer sur les émotions qui découlent de ces changements et sur la façon dont ils sont traités.
En dépit de ma carrière de photographe et de cinéaste essayant d'éviter les techniques fatiguées de l'art commercial dans les espaces publics, il semble néanmoins logique d'exposer ce projet dans le style de la métropole. La présentation de la série «Shanghai» fait donc directement référence aux écrans vidéo verticaux montés sur des abribus et aux panneaux d'affichage avec des publicités mobiles en damier le long des autoroutes, tout en les juxtaposant aux anciennes traditions d'impression.
Souvent on nous fournit une image d’un monde parfaite, connu seulement de l'univers du commerce et de la publicité, mais cela nie les émotions réelles, bien qu'internalisées, des protagonistes que j’ai rencontré. C'est le début, la fin, ou peut-être le milieu d'une histoire que personne ne connaît, comme des scènes de films inexistants. Comme la série «Berlin», centrée sur le pouvoir des jeunes, «Shanghai» se concentre sur le jeune adulte qui doit survivre dans une métropole dominante. Le troisième et dernier chapitre de ce projet explorera les faibles et les personnes âgées et sera développé aux États-Unis."
-Erwin Olaf